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Les affaires mystérieuses d'Archibald Chambord

6 avril 2017

Affaire numéro 1: le drapeau voyageur

 

 

-J’ai fait fortune grâce au monocle!

Qui d’autre qu’Archibald Chambord serait apte à vous asséner une telle vérité à notre époque?

Laissez-moi me (nous) présenter: je m’appelle Jules Chevalier. 

D’où je viens, à quoi je ressemble…peu importe, finalement.

Sachez simplement que jusqu’à peu, j’ai exercé mes fonctions dans les plus grands palaces du monde.

Ma profession? Elle n’a pas de titre particulier. J’étais l’homme qui réalisait les désirs les plus extravagants des clients fortunés de ces hôtels de luxe. Un milliardaire se réveille à Milan à quatre heures du matin et veut contempler le plus rapidement possible un tableau de Francis Bacon ou assister au plus grand spectacle sur terre de puces sauteuses…c’était à moi de me débrouiller pour le satisfaire dans le meilleur délais. 

Mes anciens employeurs vous diront certainement que j’étais plutôt doué dans mon rôle. C’est d’ailleurs cet esprit de débrouillardise qui a tapé dans l’oeil (c’est le cas de le dire, concernant le roi du monocle) d’Archibald.

Archibald m’a connu en fréquentant un de ces palaces. Coté excentricité, il n’était pas le dernier, je peux vous l’assurer. Organiser un spectacle des danseuses du Bolchoï en Birmanie ou discuter en plein milieu de la nuit avec le chapelier des Windsor…j’en passe et des meilleures.

C’est donc lui qui m’a débauché, pour exercer une fonction encore plus insolite…mais je vais y revenir.

Il faut d’abord que je vous parle un peu plus précisément du truculent Archibald Chambord. Imaginez un petit homme rondelet au visage olivâtre , sanglé dans d’élégants costumes en lin, coiffé d’un canotier, et affublé de moustaches à la Dali ainsi que d’un…monocle!

Imaginez cet improbable dandy d’un autre âge se promenant avec sa canne sculptée dans les rues de Northmont en Nouvelle-Angleterre. Vous pouvez imaginer les quolibets dont le personnage a dû être la victime depuis son adolescence.

Mais le jeune homme ne se démontait pas. Assumant sa différence avec un flegme quelque peu méprisant. 

Bien lui en a pris d’ailleurs, puisque c’est un élément de cette différence qui lui a permis de faire fortune à une vitesse exceptionnelle. Archibald a tout simplement réussi à remettre aux goûts du jour le monocle!

En fin designer et habile homme d’affaires, il a mis au point des monocles aux verres colorés, aux montures et aux cordons flaschy. Rapidement, on vit Sting ou Beyonce déambuler sur les podiums et les tapis rouge munis de cet ustensile désuet. Le succès fut immédiat. Et le confort matériel et financier d’Archibald assuré jusqu’à la fin de ses jours.

A trente ans, il était riche comme Crésus, pouvant occuper son existence à sa véritable passion: le crime mystérieux!

 

En effet, Archibald dévorait depuis toujours tous les romans et nouvelles ayant attrait aux meurtres en chambres closes ainsi que toutes ses déclinaisons. 

John Dickson Carr, Edward D. Hoch, Hake Talbot, Paul Halter…il se passionnait pour ces auteurs à l’imagination féconde, inventant au fil des pages des énigmes improbables.

Mais maintenant qu’il se trouvait désoeuvré, lui était venue l’idée de se transformer en un de ses détectives amateurs à la puissance de déduction admirable qui fleurissaient dans ces ouvrages.

Dr Fell, Dr Twist…et pourquoi pas lui? 

Il savait que ce genre de mystères n’existaient pas que dans les livres. Le cas de Monsieur Loubet, ou la mort mystérieuse de Conrad Killian…Il y en a bien d’autres, complètement méconnus, qui ne demandaient qu’un esprit affûté pour trouver une solution.

Archibald Chambord avait décidé d’être cet esprit là! Il avait choisi pour mission de traquer des évènements mystérieux (meurtres, disparitions…) afin de leur trouver une solution rationnelle.

 

C’est là que j’interviens.

Vous pouvez imaginer que si ces affaires mystérieuses existent, elles ne courent pas les rues. Avant de les résoudre, il faut donc les dénicher.

Voilà la mission que m’a confiée Archibald Chambord. Découvrir ces petites pépites qu’il se chargera d’élucider.

Pour cela, Archibald a mis à ma disposition des moyens illimités. Je parcours le monde à bord d’un jet, passant d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre. Je consulte les journaux locaux, les sites internets…J’interroge les habitants, la police…

Le boulot est plus ardu qu’il n’y parait. Je ne m’attendais pas à être confronté à de telles difficultés.

Et Archibald, s’il savait se montrer généreux, n’en était pas moins exigeant. 

Je n’avais rien dégoté depuis trois mois déjà. Pas un cas intéressant. Il y avait bien l’histoire de ces touristes évaporés dans un téléphérique à Innsbruck…mais il s’agissait malheureusement d’une farce promotionnelle, rapidement éventée. Je ne vous raconte pas le savon que m’a passé Archibald, furieux d’avoir perdu du temps avec de telles futilités.

Mais cette fois-ci, il me semblait avoir déniché la perle rare.

J’avais fait venir d’urgence mon patron à Kenota, dans le Wisconsin.

Ses petites cellules grises allaient frétiller, j’en étais certain.

 

 

 

                                                                 *

 

 

 

-Palsembleu!

On peut pardonner à un homme du 21ème siècle qui a fait fortune dans le monocle de s’exclamer « palsembleu ».

Je dois l’avouer, j’avais anticipé sa réaction. Il m’avait bien recommandé-comme d’habitude- de réserver la chambre la plus luxueuse du coin.

Or à Kenota, dans le Wisconsin, elle se trouvait dans le motel Atomic Inn. Planté au milieu d’une zone commercialo-industrielle. Facilement identifiable grâce à son logo clignotant en forme de hot-dog.

Archibald, en homme de goût, était malheureusement passé à côté de l’ironique décor kitsch mêlant tapisseries seventies et têtes de bisons accrochées aux murs. Pour ne se concentrer que sur les cafards aux dimensions de ballons de foot américain. C’est bien dommage…

-Je pense que vous vous êtes surpassé, Jules. A mon avis, Innsbruck va être relégué au rang d’anecdote négligeable après ça!

-Patron, vous n’allez pas me ressortir Innsbruck tous les quatre matins. Je me suis excusé mille fois.

-Archibald Chambord qui participe à la promotion d’une marque de soda énergisant. Mes aieux s’en sont retournés dans leur tombe. Vous en êtes conscient j’espère. Mon Dieu, je vois encore les journalistes ricaner, alors que je leur expliquais ma théorie de l’hélicoptère accroché à la cabine téléphérique. Le monde entier s’est payé la tête d’Archibald Chambord. Grâce à vous Jules.

-Ce n’est rien patron. En plus , vous avez très bien réagi quand le patron de Red Ball est apparu derrière vous pour vous serrer la main et vous offrir une cannette. Vous avez su conserver un flegme britannique du meilleur effet. Lui faire gicler le contenu de la cannette au visage était peut-être superfétatoire, mais bon, nul n’est parfait.

Un petit sourire passa sur ses lèvres fines.

-Il ne l’a pas volé celui-là…

Le cours des pensées d’Archibald fut interrompu par la serveuse du drive-in Chicken Quick. Le plat  qu’elle déposa devant son nez finit de lui effacer son rictus éphémère.

-Et bien… difficile d’être plus revêche. Je vais dire pour tenter d’excuser cette dame que servir un poulet frite aussi huileux ne peut pas transporter de bonheur un être humain normalement constitué.

Je me raclai la gorge.

-Peut-être, remarquai-je, que si vous ne lui aviez pas demandé d’astiquer la banquette à la javel avant de vous asseoir , se serait-elle montrée plus affable. 

Archibald se rebiffa:

-Mais bon sang, ce n’était plus une banquette mais une boite de Petri…

-Et puis, quelle idée de demander s’ils servaient du homard bleu aux morilles farcies dans un endroit pareil.

Il sembla s’étrangler de fureur:

-Un endroit pareil…mais qui m’y a conduit? Est-ce ma faute, Jules, si vous ne savez pas dénicher de crimes mystérieux à Saint Barth ou à Monaco?

J’essayai de rebondir sur l’occasion pour l’extraire du cours de ses jérémiades.

-A propos de mystère, je vais enfin pouvoir vous exposer celui qui m’a poussé à vous faire venir ici.

-Oui mon bon Jules. Dites. Vite. Avant que l’huile de moteur dans laquelle baignent ces frites ne finisse d’encrasser mes malheureuses cellules grises.

Je posais ma fourchette:

-J’ai eu un coup de bol incroyable. 

-Voilà qui me rassure quant à la fiabilité de vos techniques de recherche.

Je décidai de passer outre, trop impatient de lui détailler ma découverte:

-La semaine dernière, je prenais un verre dans un bar de la ville, histoire de partir à la pêche aux renseignements.

-Un bar de Kenota, soupira Archibald en levant les yeux au ciel. Mon Dieu, je n’ose même pas imaginer la chose. Un bouge enfumé, saturé par les odeurs de bière, où des molosses en maillots de corps s’amusent à jouer aux fléchettes sur des têtes de grizzlis accrochées aux murs en riant bruyamment. Rappelez-moi de vous faire verser une prime de risque, Jules.

-Le serveur était en train de discuter avec une femme d’un certain âge, à côté de moi. Il s’agissait de la mère d’un soldat. Vous savez peut-être qu’une caserne militaire est installée dans les environs de la ville. La 262ème Brigade d’infanterie, pour être exact. Commandée par le général Clark. Cette maman avait entendu une drôle d'histoire racontée par son fils. 

»Ce général Clark serait une vraie peau de vache. Un gradé impitoyable, patriote jusqu’au bout des ongles. Il ne cesse à ce propos de dire qu’il serait prêt à se trancher les veines uniquement pour rafraîchir les couleurs du drapeau américain, le Stars and Stripes.  

»C’est sans doute cette assertion outrancière qui a inspiré un mauvais plaisant dans la caserne. En effet, le drapeau national fut retrouvé plusieurs jours de suite vandalisé. On le hissait tous les matins au sommet de son mât. Puis en le redescendant le soir, on constata que des inscriptions obscènes avaient été peintes dessus. Ce geste sacrilège remonta aux oreilles du général qui se promit de débusquer le vandale.

»Pour se faire, il ordonna à un homme de confiance de rester embusqué à proximité du mat et de le surveiller discrètement toute la journée.

Les moustaches « à la Dali » de mon patron se mirent à frétiller:

-Magnifique mon bon Jules. J’imagine -sinon pourquoi me faire venir dans cet enfer digne du récit de Dante- que malgré cette surveillance étroite, le drapeau fut à nouveau retrouvé souillé au moment où on le redescendit.

J’opinai avec un sourire satisfait:

-Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Au bord de la crise d’apoplexie, le général traita ses subordonnés d’incapables, et décida cette fois-ci de monter la garde lui-même sous le drapeau. pour prouver à la brigade que l’on ne se moquait pas impunément de lui. Il mit son projet à exécution, et resta une journée entière planté à côté du mat sur lequel flottait le Stars and Stripes.

Je voyais Archibald frétiller tel un caniche devant un morceau de sucre.

-Admirable, Jules. Admirable. Et ce qui devait arriver arriva, je présume. Le drapeau fut une nouvelle fois souillé…

Je me contentais d’un petit sourire énigmatique pendant quelque secondes, pour entretenir le suspens.

-Mieux que cela, patron. Beaucoup mieux. Le drapeau avait carrément disparu. Envolé. Comme par magie.

Archibald émit un gloussement d’aise.

-Palsembleu. Mon bon Jules, j’ai presque envie de vous serrer dans mes bras. Je ne dis pas que cette histoire panse les plaies d’Innsbruck, mais la douleur est déjà moins vive. J’espère simplement que tout cela n’est pas à nouveau un canular publicitaire monté de toutes pièces par une entreprise d’armement.

-Je ne pense pas, patron. La maman du soldat avait l’air de bonne foi. J’ai fini par lui expliquer que j’avais surpris leur discussion, et que j’étais prêt à la payer pour qu’elle m’en dise plus, ou qu’elle me permette d’interroger son rejeton. Malheureusement, il n’y a pas que dans mon pays d’origine que l’on surnomme l’armée « la Grande Muette ». Effrayée par les conséquences que ses propos pourraient avoir sur la carrière de son fils, la dame s’est bien vite enfuie. J’ai ensuite tenté d’obtenir des entretiens avec des membres de la caserne. Mais uniquement pour me casser le nez sur des portes closes à double tour. Du coup, je ne sais pas comment nous pourrions faire progresser l’enquête.

Une expression de sphinx se peignit sur le visage rondelet de mon patron:

-Rassurez-vous concernant ce détail, Jules. Par chance, le chef d’Etat-Major des armées des Etats-unis me doit un petit service. Je ne peux pas m’étendre plus, mais sachez que ce petit moyen de pression sera certainement suffisant pour faire parler les muets.

Décidément, je me disais que les ressources de ce garçon étaient incommensurables. 

 

 

 

 

                                                                      *

 

 

-Sésame, ouvre-toi!

Cela n’avait effectivement pas été plus compliqué que la petite formule prononcée ironiquement par mon patron.

La grille du camps militaire s’écarta quand Archibald présenta sa carte de visite. Nous dûmes abandonner notre berline et la troquer contre une jeep conduite par un militaire, pour circuler entre des baraquements en tôle et des aires d’entraînement.

Notre chauffeur nous abandonna devant une pavillon administratif gris et terne.

Le bureau du général était sis à l’extrémité d’un dédale inextricable de couloirs insipides. Un coup sur la porte et une voix bourrue nous ordonna d’entrer.

Le général Clark était la caricature de ce que nous imaginions. Forte stature, maintien raide, visage de bouledogue importuné par des coliques…

Campé derrière son bureau, il ne nous serra pas la main, se contentant de nous ordonner de nous asseoir.

Il dévisagea mon patron et son look iconoclaste comme s’il débarquait de la dernière navette en provenance de Vénus, puis soupira en secouant la tête:

-Messieurs, autant vous le dire carrément, j’ai été contraint de vous accueillir par ma hiérarchie, mais ce n’est pas de gaité de coeur.

Archibald employa un ton modeste que je ne lui connaissais pas.

-Général, d’abord merci de nous laisser enquêter dans votre camp. Mais permettez-moi de m’étonner. Nous n’avons qu’un dessein: débusquer le malotru qui a vandalisé la bannière nationale. N’est-ce pas là un souhait partagé?

La voix de Clark grinça comme du silex frotté contre une assiette:

-Croyez-moi, monsieur Chambord, si un jour je mets la main sur le salopard qui a commis un tel crime, je m’occuperais personnellement de son sort. Et lui ferais regretter son acte atroce jusqu’à la fin de ses jours. Mais voyez-vous, je suis un militaire. Cette affaire est purement interne, et concerne mes propres services. Sachez donc que je ne vois pas d’un bon oeil l’arrivée de…d’amateurs tels que vous.

-Devant un tel cas, un peu d’aide ne peut-être que souhaitable, non?

Clark ricana:

-Je me doute, monsieur Chambord, que vous faites parti de cette caste de libéraux considérant l’armée comme un ramassis de décérébrés. Sans doute vous faites vous fort de tenter d’humilier nos esprits faibles en trouvant la solution à cette énigme. Libre à vous. Mais vous allez vous y casser les dents. Je méprise cet adversaire invisible qui nous a humilié avec toute cette affaire. Mais même le pire des salopards peut-être habité par le génie du mal. Et croyez-moi, c’est le cas de celui-ci.

-Nous ne serons donc certainement jamais assez nombreux à le traquer, suggéra Archibald, doucereux.

 

                                                                             

                                                                       

 

                                                                         *

 

 

Le crépitement des fusils automatiques était tellement intense qu’il faisait vibrer l’air autour du terrain d’entraînement. 

Le caporal O’Neil supervisait la séance de tir. Pour faciliter la discussion, il décida de s’éloigner pour se diriger sur un terrain annexe. 

Une certaine touffeur régnait sur le camp. Archibald avait planté sa canne dans la pelouse rase, pour s’appuyer lourdement sur le pommeau, le canotier rejeté en arrière de son crâne rond.

O’Neil avait les joues creuses et un air martial qui cadrait mal avec son regard rêveur. Il parvenait à masquer toute l’exaspération que le personnage qui l’interrogeait suscitait en lui. Mais on sentait qu’il n’aurait pas fallu le pousser beaucoup pour qu’il envoie Chambord servir de cible à ses soldats.

-Parlez-moi un peu de ce drapeau, caporal.

O’Neil fronça les sourcils.

-Que voulez-vous savoir exactement, monsieur?

-Par exemple…où flotte-t-il, habituellement?

-Pas très loin d’ici. Le mat est planté sur un petit tertre, près des hangars et des bâtiments administratifs. Un soldat, tous les jours différent, est charger d’accrocher le drapeau et de le hisser le matin, puis de le descendre le soir pour le décrocher.

Archibald secouait la tête, sans vraiment donner le sentiment d’écouter.

-Et où cherche-t-il ce drapeau tous les matins?

-Toujours au même endroit, monsieur. A la buanderie. On lui donne un drapeau lavé et repassé. Le soir, c’est là aussi qu’il est chargé de le rapporter.

Le détective amateur imprimait un mouvement circulaire à sa canne. 

-Cette buanderie… elle est bien gardée?

Petit haussement d’épaule dédaigneux du soldat.

-Non monsieur. La garde des draps de lits et des chaussettes de l’unité ne fait pas partie de nos objectifs prioritaires.

Chambord, qui faisait preuve d’un flegme exceptionnel depuis que nous étions arrivés dans cette caserne, ne releva même pas.

-Donc, si je comprends bien caporal, il est facile de s’introduire de nuit dans cette buanderie et d’avoir accès au drapeau du jour?

-On peut le supposer, monsieur. Maintenant, je vous fais remarquer que plusieurs personnes à la buanderie vérifient que le drapeau soit dans un état impeccable avant de le transmettre au soldat chargé de s’en occuper. Et cela a été le cas les jours où le drapeau a été souillé. Aucune inscription n’y figurait au moment où on a hissé les couleurs.

Le ton était ferme. Pas question qu’un civil ne remette en cause la probité des gens qui vivaient dans ce camp.

Archibald enchaîna:

-Parlons des tags qui ont souillé le drapeau. De quel ordre étaient-ils?

-C’est-à-dire monsieur?

-Quelles étaient les inscriptions retrouvées sur le drapeau?

-Pas des très jolis mots monsieur. Du genre de ceux qui sont couverts par un bip à la télé monsieur. Si vous voyez ce que je veux dire.

-Je vois parfaitement, soldat. Et je vous remercie pour ce sens de la pudeur qui m’épargne de telles insanités. Maintenant, avec quoi les avait-on écrites?

-Les lettres étaient de couleurs vertes. Un peu ternes. Pas très flashy en fait. On a probablement utilisé une bombe de peinture, si vous voulez mon avis.

-Combien de fois cet incident est-il survenu?

-C’est arrivé deux jours de suite dans un premier temps. Le drapeau est un peu isolé, personne ne le surveille en permanence. A chaque fois, c’est un groupe de soldats qui passait devant en milieu d’après-midi qui a découvert les souillures.

-Voilà qui a dû fortement importuner le général Clark, je suppose?

-Parfaitement, monsieur. C’est lui qui est venu me voir après ça. Il m’a confié une mission, qui devait rester secrète. Le lendemain du deuxième incident, j’avais pour ordre de passer ma journée planqué dans un des hangars à proximité du mat. Je devais le surveiller, et surprendre le salopard qui s'amusait à inscrire ces merdes sur notre drapeau.

-Ouh là là. Attention caporal. On serait à la télévision que cela aurait déjà bipé deux fois.

Les joues creuses du soldat se creusèrent plus encore. Signe que l’ironie de mon patron passait très mal. Archibald tenta de se rattraper en poursuivant d’un ton plus grave:

-Vous vous êtes donc, je présume, parfaitement acquitté de la mission que vous a confiée le général?

-Un ordre c’est un ordre, monsieur. Et je le respecte. J’ai organisé une planque indétectable, dans le hangar mitoyen du tertre. Je pense très honnêtement que personne n’a remarqué ma présence ce jour là.

-Et ce jour là, vous n’avez pas quitté le drapeau des yeux caporal. Vous en êtes sûr?

-Pour ainsi dire, oui, monsieur. Peut-être pas le drapeau en permanence, mais ses environs, oui , ça je peux l’affirmer.

-Donc, vous pouvez me dire avec certitude que le drapeau n’était pas souillé au moment où on l’a hissé?

-Oui monsieur, je peux le certifier.

-Vous pouvez me jurer que personne n’a approché le mat durant cette journée pendant laquelle il était sous votre surveillance, caporal?

-Ca oui monsieur. Je peux le jurer sur ce que j’ai de plus cher.

-Et pourtant…

Pour la première fois, l’expression de marbre du soldat se désagrégea.

-Pourtant, monsieur, vers quatre heures de l’après-midi, j’ai remarqué une chose impossible: le gros mot qui commence par F et qui finit par CK avait été dessiné à la bombe sur le drapeau. J’ai cru que mon coeur s’est arrêté quand j’ai vu ça. C’était…comme de la magie, monsieur.

Archibald tortillait la pointe de sa moustache. Il semblait avoir obtenu les informations souhaitées et s’être totalement désintéressé du soldat. Son regard s’était porté sur un bâtiment dressant sa courbe blanche un peu plus loin. Il tranchait avec le reste des constructions. Une architecture moins martiale…des baies vitrées décoratives perçaient certains pans de mur. Plusieurs personnes en civil y entraient ou en sortaient.

-Dites-moi, caporal. Une dernière question. A quoi correspond ce bâtiment, là-bas?

-Là-bas…c’est le centre de recherche militaire, monsieur. Un truc très à la pointe. Ils mettent au point les armes du futur, monsieur.

 

 

 

                                                                   *

 

 

-Les armes du futur, s’amusa le colonel Busch? Bien vu. Mais notre rôle ne se limite pas à ça.

Busch était l’antithèse du général Starck. Gringalet dégingandé, une couronne de cheveux gris venait souligner un visage bonhomme aux joues rondes.

-Nous avons un statut particulier. Nous sommes financés à parts égales par des fonds publics et des fonds privés.

Archibald opina.

-Et donc, c’est vous, un militaire, qui êtes à la tête de cette unité de recherche?

-Tout à fait, Mr Chambord. Certaines des recherches qui ont lieu ici concernent au premier chef la sécurité nationale. Elles sont mieux protégées dans cette caserne que dans un labo privé.

J’ai donc en quelque sorte une double casquette. Je planifie l’aspect scientifique de la structure. Mais je dois aussi me consacrer à son aspect militaire. Qui consiste en tout premier lieu à lutter contre l’espionnage militaire.

-L’espionnage militaire? Ca résonne très « guerre froide », vous ne trouvez pas?

-Détrompez-vous, Mr Chambord. Cette activité n’a jamais été aussi intense qu’actuellement, et…

Busch hésita à poursuivre.

-Et…?, l’incita Archibald.

Le militaire haussa les épaules.

-Après tout, vous êtes des connaissances du chef d’Etat-Major, si j’ai bien compris. Je peux donc vous faire confiance. Et bien sachez que des rumeurs insistantes ont couru ces derniers temps concernant de l’espionnage au profit d’une puissance étrangère. Avec l’aide d’une taupe au sein même de la caserne. Vous voyez donc que le temps de la guerre froide n’est pas si loin que ça.

Nous arrivions tous les trois sur une passerelle métallique qui surplombait les laboratoires de recherche. La scène était assez irréelle. En contrebas, s’activait une fourmilière de Géo Trouvetou s’acharnant à manipuler des bras articulés, des mini drones ou des caméras futuristes.

Un groupe de chercheurs, vêtus de blouses blanches et de lunettes de protection, attira particulièrement l’attention d’ Archibald.

Ils testaient sur d’imposants cartons différentes sortes de peintures qu’ils pulvérisaient à l’aide d’aérosols.

Busch remarqua l’intérêt de mon patron.

-Je vous l’avais dit. Nous ne nous contentons pas d’inventer des « armes ». Nous travaillons sur tout les aspects techniques dont à besoin une armée moderne. Les peintures de camouflage en font partie.

Un sourire madré se dessina sur les lèvres d’Archibald, qui commenta avec un plaisir gourmand:

-Les peintures de camouflage, dites-vous? Colonel Bush, pourrait-on imaginer, par exemple, que vos ingénieurs aient mis au point des peintures invisibles. Vous voyez ce à quoi je fais allusion? Des peintures qui, à l’instar des encres sympathiques, finissent par devenir visible à l’oeil. Sous l’action des UV du soleil par exemple.

Loin d’être embarrassé, le colonel sourit franchement.

-Vous êtes très perspicaces, visiblement, Mr Chambord. Je vois qu’il ne vous a pas fallu longtemps pour découvrir le procédé qui a permis à notre vandale de souiller le drapeau national.

Chambord me lança un coup d’œil interloqué. La franchise de la réponse du militaire nous désarçonna.

-Evidement, Mr Chambord, vous ne serez pas surpris si je vous dis que le général et moi n’avons pas été long nous aussi à comprendre le truc…La malotru est parvenu à se procurer un échantillon de cette peinture qu’effectivement nous avons mis au point dans ce labo. Le soir, il a réussi à pénétrer frauduleusement dans la buanderie pour badigeonner sur le drapeau du jour les insultes que vous savez. Bien sûr, les inscriptions étaient alors invisibles. La peinture en effet ne devient visible à l’oeil que suite à une exposition de plusieurs heures aux rayons du soleil. Le mystère du drapeau souillé était effectivement bien simple à résoudre.

Chambord glissa le pommeau de sa canne sous son menton, perplexe.

-Colonel, excusez ma franchise. Mais votre attitude, ainsi que celle du général, semble bien incompréhensible. Si le truc vous est connu, pourquoi ne pas l’avoir rendu publique?

-Pour plusieurs raisons, Mr Chambord. D’une, cette peinture est une découverte secrète de l’armée américaine. Pourquoi en divulguer son existence? De deux, la résolution de ce « truc » comme vous dites, ne nous est d’aucune utilité pour appréhender notre coupable, ce qui reste notre objectif premier. Et plus que tout, il faut s’avoir que cette histoire de drapeau tagué n’est que la partie la plus simple de l’énigme. Ce qui nous a dérouté, le général et moi, c’est ce qui s’est passé ensuite. Le drapeau de la brigade a disparu. Et pour cela, croyez-moi, aucune solution rationnelle n’a encore été trouvée.

 

 

 

 

                                                                         *

 

 

 

-Envolé monsieur. Ca ne tenait pas la route. De quoi y perdre la tête à force d’y réfléchir, monsieur.

Le soldat deuxième classe John Morris parlait d’une ton mécanique au débit de mitraillette que l’on croyait sorti d’un mauvais film hollywoodien sur l’armée. Il avait un visage banal aux oreilles décollées. Sur son crâne rasé, un fin duvet laissait deviner qu’il était rouquin.

-Voilà donc le lieu du crime, énonça Archibald d’un air admiratif.

Le drapeau de la brigade flottait effectivement au sommet d’un mat planté sur un petit tertre. Au pied du tertre, il fallait lever le nez pour contempler le Star and Stripes remuer au vent. Ce que faisait actuellement Archibald, sur la nuque duquel enflaient des cordons de peau rougeâtre. L’air était lourd, orageux. Et garder cette position plusieurs heures d’affilées n’avait pas dû être une sinécure pour le soldat Morris.

-C’est vrai monsieur. C’était pas de la tarte. Mais le général m’avait confié une mission à moi, personnellement. Il m’avait sélectionné parmi tous les autres membres de la caserne. C’est qu’il avait confiance en moi. Alors forcément c’était un honneur. On s’exécute de bon coeur dans ce cas là.

-Racontez moi un peu comment avait réagi le général Starck après cette histoire de drapeau targué à plusieurs reprises, s’enquit Archibald, dégoulinant de sueur.

Morris haussa les épaules:

-Il était furax, monsieur, c’est évident. C’était un peu comme si quelqu’un d’invisible était venu lui cracher au visage régulièrement. Il n’y tenait plus. Du coup, il a rassemblé toute la brigade dans la cour principale pour nous annoncer que cette fois-ci, il allait s’occuper personnellement des choses.

-Personnellement? Cest-à-dire?

-Il nous a expliqué que le salaud qui avait fait ça, il hésiterait pas à le pendre au mat du drapeau si jamais il mettait la main dessus. Que s’attaquer au drapeau, c’était comme s’attaquer à Starck directement. Alors il a mis au défi le vandale de se frotter à lui. Il a dit que le lendemain, ce serait lui qui viendrait personnellement hisser les couleurs. Et qu’il monterait la garde toute la journée sous le drapeau. Et que pour renforcer le défi, il ne prendrait pas n’importe quel drapeau. Il ferait flotter celui qui trône habituellement sous verre dans son bureau. Un fameux drapeau monsieur. Celui-là même que la brigade a planté en 1945 sur le champ de bataille à Okiwana.

-Et c’est ce qu’il a fait?

-Bien sûr, le général, c’est un homme d’honneur. Il est venu le lendemain à 7 heures avec le drapeau entre les mains. Il l’a attaché comme d’habitude…

-Comment sont-ils fixés au mat?

-C’est simple monsieur. On passe deux crochets dans deux anneaux métalliques qui percent le bord latéral du drapeau. Puis on tire le filin pour le hisser jusqu’au sommet du mat.

-Et c’est bien comme cela qu’a procédé le général Starck?

Le soldat Morris parut décontenancé par la question:

-Oui bien sûr, monsieur. C’est moi qui l’accompagnait ce matin là. J’ étais à deux mètres de lui. Je l’ai vu faire comme je vous ai dit.

-C’est le général qui vous a donc confié la mission de l’accompagner. 

-Parfaitement monsieur. Il voulait du renfort, au cas ou. Après qu’il a hissé le drapeau, il m’a demandé de me poster en bas du tertre et de surveiller le mat, pour voir si quelqu’un surgissait de je ne sais où. Je devais crier pour l’alerter, au moindre mouvement anormal.

-Et donc soldat, vous êtes venu vous poster ici même, au pied du tertre, bien en évidence, pour surveiller le drapeau que vous n’avez pas quitté des yeux?

Morris secoua la tête.

-Pas quitté des yeux…pratiquement monsieur. Comme vous pouvez le constater, le drapeau est en hauteur, pas facile de le fixer en permanence. En tout cas, il était toujours plus ou moins dans mon champ de vision. Ainsi que le général, qui ne cessait de tourner autour du mat en rouspétant et fulminant, parce qu’il avait l’impression de perdre son temps.

-Et alors, que s’est-il passé?

-Tout se déroulait bien monsieur…

Le soldat devint soudain livide:

-…jusqu’à 11h 42. Je me souviens bien de l’heure, je venais de consulter ma montre. J’ai levé les yeux au ciel et là…j’ai vu…ou plutôt non…j’ai rien vu du tout justement. Le drapeau, il était plus là. Il avait disparu d’un coup. Volatilisé.

Je vis Archibald plisser les paupières, suspicieux:

-Et comment avez vous réagi alors?

-J’étais pas bien monsieur, je vous jure. J’ai trouvé la force de crier pour avertir le général.Celui ci a levé la tête. Quand il a constaté que le drapeau avait disparu, j’ai bien cru qu’il allait tourner de l’oeil. Et on n’ était pas au bout de nos émotions. C’est à cet instant précis que le colonel Bush, le chef du labo de recherche, a surgi dans la cour en hurlant, paniqué. Forcément, ses cris plus les miens ont fini par faire accourir plusieurs hommes. On a tous alors suivi le colonel, qui nous a mené dans le mess des officiers. A cette heure-là, il était encore désert. Le colonel venait d’y pénétrer pour se prendre une tasse de café. Et qu’est-ce qu’il n’a pas vu, je vous le donne en mille…

-Le drapeau, acheva Archibald d’une voie sourde et grave. Le fameux drapeau de la bataille d’Okinawa. ironiquement épinglé contre l’un des murs du mess des officiers!

 

 

 

                                                                   *

 

 

 

Je refermai le document en poussant un soupir et en me massant la nuque.

La journée, si elle n’avait pas été fructueuse, avait été bien remplie.

Derrière l’unique fenêtre du bureau fonctionnel dans lequel on nous avait installés, un soleil rouge venait s’étaler contre l’horizon.

-Alors Jules? Vous avez été bien silencieux aujourd’hui. Que pensez-vous de ça? fit-il en désignant du bout de sa canne la liasse d’une dizaine de feuilles dactylographiées.

Le général nous avait fait remettre le rapport de la police militaire concernant l’enquête relative au « vol » du drapeau. Avec ordre pour nous de le lire dans le bâtiment, mais de ne pas le montrer à l’extérieur.

-Ce que je pense…et bien que cette enquête a été menée avec soin, mais sans nous apporter aucun élément utile. Après avoir détaché le drapeau du mur du mess, la troupe est retournée voir le mat sur le tertre. Ils ont descendu le filin pour constater que les deux crochets censés retenir le drapeau étaient intacts. 

»On a alors interrogé les deux principaux témoins, à savoir le soldat Morris et le général Starck. Et il faut bien avouer que sans collusion entre ces deux protagonistes, impossible de comprendre ce mystère. 

»Morris a assuré n’avoir rien remarqué de suspect durant sa garde. Personne selon lui ne s’est approché du tertre. Et il a affirmé que jamais le général n’aurait pu discrètement descendre le drapeau pour le détacher.

»Starck quant à lui, planté sous le drapeau, a écarté les hypothèses farfelues qui ont germé dans le crâne des enquêteurs. A savoir un drone survolant le mat, muni d’une pince pour agripper le Stars and Stripes. Ou une tige télescopique glissée à l’intérieur du mat par un tunnel creusé sous le tertre…Lui aussi a affirmé n’avoir rien remarqué de suspect jusqu’au moment où Morris a hurlé pour le prévenir de la disparition du drapeau.

»Accablé par cette nouvelle histoire, le général Starck a fait ordonner une fouille minutieuse de toutes les chambres des soldats de la caserne. Sans qu’aucun indice utile ne soit découvert.

»Et voilà Archibald. A vous de jouer à présent. Une idée lumineuse? Comment diable ce drapeau a-t-il pu disparaître de son mat pour réapparaitre dans le mess des officiers?

Archibald, en lissant ses moustaches, affichait une moue perplexe, qui, je dois l’avouer n’était pas pour me déplaire. Une histoire qui rabat le caquet de ce concentré de vanité qu’est Chambord n’était peut-être pas une mauvaise chose.

Après un long silence inhabituel chez cet impénitent verbeux, il finit par lâcher:

-Pas de tag sur le drapeau cette fois-ci. Cela ne vous étonne pas Jules?

-Pardon?

-Je viens de dire qu’il ne vous semble pas étrange que cette fois-ci, aucun tag n’ait été retrouvé sur le drapeau accroché dans le mess? Notre mystérieux voleur aurait pu signer son méfait d’un nouveau message ordurier, ne trouvez-vous pas?

Le fait me semblait d’un intérêt limité:

-Peut-être qu’il a été pris par le temps? Peut-être qu’il a entendu le colonel Busch s’approcher et qu’il a dû fuir?

Archibald faisait osciller sa canne entre ses doigts.

-Peut-être mon bon Jules. Vous avez raison…ou non. Peut-être…ou peut-être pas.

 

 

 

   

                                                                   *

 

 

19 heures.

Notre temps venait de s’écouler. La permission d’enquêter dans le camp expirait. Il allait falloir regagner nos pénates, la queue entre les jambes.

Depuis que  je connaissais Archibald, c’était la première fois qu’il faisait chou blanc. Et j’étais sidéré de voir avec quel détachement il prenait la chose. Un petit sourire satisfait flottait sur ses lèvres, qui ne s’effaça pas au moment de croiser le général Starck, devant notre voiture.

-Messieurs, je suis venu vous dire au revoir. Merci pour votre visite. Mais je vous avais prévenu. Cette histoire dépasse l’entendement. Pour les militaires…comme pour les civils.

Une expression étrange était figée sur la face granitique du militaire. Une pointe de soulagement?

Sans se démonter, Chambord le salua en frappant son canotier du pommeau de sa canne.

-Général…ravi de vous avoir connu…et désolé de ne pas avoir pu vous aider à résoudre ce mystère.

-Pas de mal. Vous aurez essayé. 

-J’espère que ce drapeau ne va plus disparaitre, maintenant?

-Pas de risque. Je le surveille dans mon bureau.

-S’il pouvait parler…il dirait bien des choses, n’est-ce pas Général? Mais il doit savoir que dans certains cas, il vaut mieux se taire.

 

 

 

 

                                                                      *

 

 

 

 

Je conduisais à un rythme lent la berline qui nous ramenait à notre motel. Sur le chemin caillouteux, des voiles de poussière s’élevaient de chaque côté du véhicule.

Archibald n’avait pas encore ouvert la bouche depuis que nous avions quitté la caserne, et je m’essayai à une pointe d’humour:

-Allons patron, je vais m’arrêter dans un drugstore pour vous acheter une bonne bouteille de whisky. Cela vous changera les idées et vous ne penserez pas trop à la vilaine chambre qui vous attend au motel.

Archibald leva un sourcil, intrigué:

-Du whisky? Et pourquoi pas une bouteille de champagne, Jules?

-Je pensais que vous vouliez boire pour oublier votre défaite. Le champagne semble un peu festif pour l’occasion, vous ne trouvez pas?

-Mais de quelle défaite parlez-vous, Jules?

-Allons patron…je comprends que ce soit difficile à avouer. Mais il faut bien convenir que cette affaire aura été un échec total.

Le rire clair du détective éclata dans l’habitacle.

-Jules, voyons. je vous pensais plus perspicace que cela. Vous n’allez quant même pas me dire que vous avez gobé la petite comédie que j’ai jouée devant le général?

-Comédie? m’exclamai-je. Vous n’allez pas me faire croire que vous avez résolu cette histoire de drapeau baladeur?

Archibald lissa sa moustache, le regard perdu dans le vague.

-Evidemment Jules, c’était clair comme de l’eau de roche. 

-Alors il va falloir éclairer ma petite lanterne.

-Réfléchissez un peu Jules. Rien ne vous a troublé dans les discours qui nous ont été servis aujourd’hui?

-Et bien…

-Prenez le colonel Busch, chargé de la sécurité de son laboratoire. Il nous explique le plus tranquillement du monde qu’un plaisantin pioche dans ses réserves de peinture secret défense, sans s’énerver. Comme s’il s’agissait d’un vol de bonbon à l’épicerie du coin. Et la conduite du général Starck? Un fois qu’il a compris comment a procédé son vandale pour faire apparaître les tags sur le drapeau, pourquoi ne pas le laisser poursuivre et le prendre sur le fait en surveillant la buanderie? Cela semble bien plus logique comme conduite que ce défi grotesque lancé devant toute la caserne. Un autre point encore, il demande au soldat Morris de l’aider à surveiller le drapeau. Pourquoi se contenter d’un seul soldat? Vu l’importance de l’enjeu, il aurait pu jouer la sécurité en faisant appel à plusieurs gardes…

-Vous ne voulez quant même pas dire que Starck et Busch sont impliqués dans cette affaire?

-Mieux, Jules. Je pense qu’ils en sont les deux uniques auteurs.

-Mais pourquoi, bon sang? Starck a été humilié publiquement.

-Pourquoi? Le colonel Busch n’a pas résisté à l’envie de nous en confier la raison, lors de la visite du labo. Souvenez-vous. Il nous a avoué qu’ils suspectaient une taupe de voler des informations au profit d’une puissance étrangère. Voilà le pourquoi. A quoi a abouti toute cette histoire, si on y réfléchit bien? Le général Starck ordonne la fouille de toutes les chambres des soldats de la caserne à la recherche d’une preuve pouvant faire tomber le coupable. Tout ça pour ça: la fouille des chambres servait à dénicher un espion. Et toute cette mascarade afin de ne pas lui mettre la puce à l’oreille, au cas où la fouille se serait avérée infructueuse. 

-Donc Starck et Busch utilisent les propriétés d’une peinture issue du labo pour faire apparaître des tags sur le drapeau. D’accord. Mais cela ne me dit toujours pas comment ils s’y sont pris pour faire disparaître puis réapparaître le drapeau.

-Avouez tout de même que le problème est moins ardu quand on connaît les coupables. Voilà Starck qui arrive avec un drapeau de bon matin et qui l’accroche au mat sous les yeux du soldats Morris. On peut imaginer le soldat Morris suffisamment impressionné par son gradé pour ne pas vérifier s’il s’agissait effectivement du drapeau original de la bataille d’Okiwana. Car effectivement, ce n’était pas celui-là. Le vrai avait été donné au Colonel Busch, avec mission pour lui de l’accrocher au mur du mess, et de donner l’alerte au moment où Morris se rend compte que le drapeau ne flotte plus sur le mat.

-D’accord, d’accord…mais qu’il s’agisse du vrai ou pas, cela ne change rien à l’affaire. Morris l’a bien vu en accrocher un. Vous ne remettez pas son témoignage en cause? Et ce drapeau a bien disparu…

-Vous faites erreur. Cela change tout à l’affaire. Bien sûr, je ne remets pas le témoignage de Morris en cause. Pas besoin. C’est lui qui a été berné par le petit tour d’illusion concocté par nos deux gradés, décidément très imaginatifs. Comment ont-ils fait? J’ai eu une petite réminiscence, en cherchant la solution. Vous connaissez certainement aussi ce petit accessoire que l’on trouvait dans ma jeunesse dans une simple boutique de farce et attrape: un tube de peinture de couleur qui avait une propriété particulière. On en aspergeait une pauvre victime qui voyait ses beaux vêtements souillés, et puis comme par magie, la peinture s’effaçait toute seule au bout de quelques minutes.

»La peinture! Décidément, on y revient toujours dans cette histoire. Si cette peinture peut se trouver chez un marchand de farce et attrapes, il est facile d’imaginer que des ingénieurs l’armée  spécialistes du camouflage puissent en concocter une qui finisse par s’effacer au bout de quelques heures seulement.

»Starck et Busch vont utiliser cette peinture pour confectionner un drapeau américain. Et ils ne vont pas l’appliquer sur un morceau de tissu, mais sur …un film translucide.

»Starck accroche ce faux drapeau au mat, Morris n’y voit que du feu. Puis il envoie Morris se placer au pied du tertre. Souvenez-vous là aussi: il était nécessaire de soulever la tête pour apercevoir le drapeau. Le soldat ne pouvait donc pas l’avoir en permanence dans son champs de vision. Et de plus Starck attirait l’attention de Morris en faisant les cent pas autour du mat et en fulminant. Grâce à tout cela, il diminuait les chances que Morris ne fixe le drapeau pendant les quelques secondes où les pigments de couleur s’effaçaient.

»Et quand Morris finit par lever la tête, que voit-il: rien! Du moins c’est ce qu’il croit. Car en fait, un morceau de film transparent était toujours fixé au filin du mat.

»La suite est évidente. Quant Morris crie pour alerter le général, Busch surgit pour annoncer la réapparition du drapeau dans le mess. Morris et les autres soldats dans la cour filent voir cela. Abandonnant le général Starck qui profite de la confusion et de la solitude pour descendre le filin, décrocher le film transparent de ses crochets puis remonter le filin.

»Le tour est joué mon bon Jules. Le tour est joué. 

-Mais pourquoi ne pas avoir dénoncé publiquement toute cette mascarade? Vous auriez pu rabattre le caquet de cet arrogant général.

-Palsembleu! Jules, vous faites la même erreur d’appréciation que ces militaires. L’habit ne fait pas le moine, Jules. Et derrière cet accoutrement iconoclaste se cache un vrai patriote qui ne veut pas nuire aux intérêts de son armée.

Je stoppai la berline à un feu rouge. Archibald m’avait impressionné, je dois l’avouer. Et pourtant, je ne résistai pas au plaisir de l’asticoter:

-Tout de même, patron. Tout de même. Offrir aux médias du monde entier la solution de ce problème…voilà qui aurait pu effacer la tache qu’Innsbruck a laissé sur votre honneur.

Je vis la petite figure ronde sous son canotier virer au pivoine:

-Innsbruck? Je ne connais pas de Innsbruck, Jules. Je ne sais pas où il est situé ce Innsbruck…Je ne veux plus jamais vous entendre mentionner ce Innsbruck, Jules…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Les affaires mystérieuses d'Archibald Chambord
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